Afrique - France : l'IFRI planche sur l'après Barkhane


Le retrait de la force Barkhane du Sahel a entamé sérieusement l'influence française dans la partie subsaharienne de l'Afrique. Afin de redessiner la présence de la France dans cette zone, l'Institut français de recherche indépendant (Ifri) a publié un rapport d'études intitulé "Après Barkhane, repenser la posture stratégique française en Afrique de l'Ouest". Ce rapport a été rédigé par Laurent Bansept, colonel de l’armée de Terre, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), et Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri, agrégé et docteur en histoire et diplômé de Sciences Po, avec l'aide de l'équipe de chercheurs de l'Ifri. 

Extrait du rapport de l'Ifri

"Près d’une décennie après sa guerre victorieuse contre le terrorisme au Mali, la France est aujourd’hui en passe de tourner une page de son histoire militaire en Afrique. La fin prochaine, et pourtant programmée depuis le printemps 2021, de l’opération Barkhane survient cependant dans un contexte stratégique particulièrement dégradé".

"Alors que la constitution d’un solide partenariat de combat avec les armées locales constituait le cœur de la stratégie française, le drapeau tricolore quitte le Mali dans un contexte de rupture diplomatique et de progrès sans équivoque de l’influence russe dans le pays. Au même moment, l’éclatement de la guerre en Ukraine transforme le paysage géopolitique européen, interroge nécessairement sur la posture expéditionnaire de la France et ses efforts pour européaniser la lutte contre le terrorisme au Sahel. Cette menace djihadiste, enfin, ne cesse de progresser, se frayant progressivement un chemin vers les pays du golfe de Guinée où se situe le cœur des intérêts politiques, économiques et sécuritaires français dans la région"..

« Un changement de modèle ». C’est en ces termes que le président de la République Emmanuel Macron introduisait le 10 juin 2021, en amont du sommet du G7 en Cornouailles, la fin prochaine de l’opération Barkhane « en tant qu’opération extérieure1 ». Le 17 février 2022, soit huit mois plus tard, le chef de l’État annonçait, après consultation de ses partenaires européens, le départ sous court préavis des troupes françaises du Mali, en avance sur le calendrier initialement fixé, sur fond de graves désaccords avec le pouvoir en place à Bamako. Cette annonce résonnait pour beaucoup d’observateurs comme la fin d’une époque d’interventions militaires françaises en Afrique de l’Ouest au moment même où était déclenchée l’invasion de l’Ukraine par la Russie, décrite par le président comme «un tournant géopolitique et historique majeur du XXème siècle».

Une mécanique stratégique grippée

La France a une présence militaire ancienne en Afrique subsaharienne. Amorcée dès le XVIIe siècle sur la côte atlantique, elle a pris une ampleur considérable lors de la période coloniale, entre 1880 et 1960, trois quarts de siècle où la France s’assurera d’une domination militaire sur la majeure partie de l’ouest du continent. Depuis les indépendances survenues pour l’essentiel au tournant de la décennie 1960, la France a maintenu une présence militaire résiduelle sous diverses formes (coopération structurelle, forces pré-positionnées, opérations) notamment au sein de pays dits du « champ » (parfois aussi comparés au « pré carré5 »), issus pour la plupart des anciennes colonies auxquelles sont adjoints quelques autres pays, notamment ceux de l’aire francophone (République démocratique du Congo, Rwanda et Burundi). L’efficacité stratégique de cette présence militaire – c’est-àdire sa capacité à produire l’effet politique désiré – semble cependant s’être érodée au fil des décennies. Il convient donc de revenir sur les principaux facteurs de succès et d’échecs de la présence militaire en Afrique depuis soixante ans, avec en ligne de mire le bilan nécessaire de l’implication au Sahel dont découlent les interrogations actuelles.

Le modèle de la Pax Gallica

Des années 1960 jusqu’au début des années 1990, l’outil militaire français a joué un rôle essentiel dans le maintien d’un ordre de sécurité régional en Afrique francophone, parfois qualifié de « Pax Gallica ». Cette stratégie a bien permis à la France d’assurer la sécurisation de ses intérêts politiques, mais en l’obligeant à assumer ses conséquences sur le déficit démocratique et les entraves à la souveraineté des États postcoloniaux.

Une ligne politique claire

Les règles de la « Pax Gallica » qui s’installe en Afrique subsaharienne dans les années 1960 sont sans ambiguïté : Paris y soutient tous les régimes issus de la décolonisation négociée, sans autre condition politique que la « loyauté » envers la France, c’est-à-dire la primauté en matière de partenariat économique, politique et sécuritaire. Cette « offre stratégique » française peut se traduire par des interventions militaires à l’appel de dirigeants lorsqu’ils sont menacés grâce à l’existence d’accords de défense et de coopération militaires, comportant parfois des clauses d’assistance, généralement secrètes, en cas d’agression extérieure mais aussi de troubles intérieurs.

Les accords de défense sont sollicités par le Gabon en 1964, le Tchad de façon continue à partir de 1969, la Mauritanie en 1977, la Centrafrique en 1979 ou encore le Togo en 1986. Cette « sécurisation » des régimes, dont Jacques Foccard est le personnage central, au pouvoir exorbitant7, peut se traduire aussi par l’entretien d’une relation étroite dans le domaine de la « coopération technique ». Cette dernière passe certes par l’administration civile et l’espace économique, mais le champ de la sécurité y est central. Il repose notamment sur la formation de gardes présidentielles (les « fameuses » GP) qui assurent la « sûreté de l’État », qu’incarne son chef. Leur action s’inscrit alors plus dans les règles de l’ordre politique local qu’il ne cherche à promouvoir le respect de l’État de droit selon des normes françaises.

Un dispositif de coopération complet

À la veille des indépendances, quelque 58 000 militaires français étaient déployés en Afrique (hors Algérie). Ce chiffre était tombé à moins de 10 000 en 1973. Il se maintient à ce niveau jusque dans les années 1990, autour de points d’appui qui se pérennisent (Sénégal, Côte d’Ivoire, Djibouti et Gabon), et d’une présence opérationnelle quasi continue au Tchad et en Centrafrique. Issus de troupes à la tradition expéditionnaire (infanterie de marine, légion étrangère), les cadres des unités constituées – embryon de l’armée professionnelle et rassemblées dans la Force d’action rapide (FAR) – et les coopérants sont généralement de bons connaisseurs des questions africaines. Leur longue expérience du terrain s’appuie sur un héritage colonial récent et pas encore mis à l’index.

Il en va de même pour la coopération civile. Disposant d’un ministère ou d’un secrétariat d’État dédié, installé rue Monsieur dans l’hôtel de Montesquiou à Paris, cette dernière est essentiellement.

encadrée par d’anciens administrateurs coloniaux. Elle déploie, chiffre considérable, entre 8 000 et 10 000 conseillers, consacrés aux « pays du champ » d’Afrique occidentale et centrale. Ces derniers concentrent leurs efforts sur la construction de l’État post-colonial via la formation des élites, la modernisation de l’administration, la mise en place de politiques de planification et d’aménagement du territoire, la protection des industries naissantes et un certain productivisme agricole. Ils mettent en œuvre une aide publique au développement supérieure à 1 % du PIB sous la présidence du général de Gaulle, mais qui décroît ensuite rapidement pour se stabiliser aux alentours de 0,6 % pendant les septennats de François Mitterrand.

À côté de l’aide, la France joue évidemment un rôle clé sur le plan monétaire à travers la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC), instituts d’émission des deux « francs » de la Communauté financière africaine (CFA) bénéficiant d’un taux fixe avec le franc français, garanti par un fonds de réserve auprès du trésor français. Enfin, la dimension commerciale restait essentielle. D’une part, la région est indispensable à l’indépendance et à la maîtrise des coûts du pétrole et de l’uranium, nécessaires à la croissance des Trente Glorieuses et au mix énergétique français. D’autre part, en termes de débouchés, la France possédait en 1960 envi on 30 % des parts de marché en Afrique – tous pays confondus. Cette proportion sera certes divisée par deux en trente ans du fait d’une première phase de diversification après les indépendances mais se stabilisera autour de 15 % au début des années 2000.

Dans ces premières décennies, l’Afrique n’a pas encore amorcé le gros de sa transition démographique et économique. À titre d’exemple, la population du Mali passe en 30 ans de 5,5 millions à 8,5 millions d’habitants, ce qui reste bien inférieur à la croissance de la période qui suivra. De même, le capital humain évolue lentement : le taux d’alphabétisation au Burkina Faso passe de 8,4 % à 13,2 % entre 1975 et 1992. Et si la croissance économique est bien réelle, elle reste inégale et irrégulière ce qui limite l’émergence de véritables marchés de consommation.

Ainsi, jusque dans les années 1990, l’Afrique de l’Ouest semble encore une zone à la portée de la France et de ses moyens, la seule « où elle peut encore, avec 500 hommes, changer le cours de l’Histoire » dit en 1978 le ministre des Affaires étrangère Louis de Guiringaud.

Peu de compétiteurs stratégiques

Au cours de cette période fondatrice, la France – qu’elle soit gaullienne, giscardienne ou mitterrandienne – fut toujours préoccupée par l’idée de voir son influence en Afrique écartée par des puissances concurrentes. Elle demeure en réalité peu contestée sur ses bases. Le choix du « camp socialiste » par certains pays – la Guinée de Sékou Touré (1958-1984), le Mali de Modibo Keïta (1960-1968), le Congo de Massamba-Débat (1963-1977), Madagascar et le Bénin des premières années Ratsiraka et Kérékou (1975-1985) ou plus brièvement le Burkina de Sankara (1983-1987) – se traduit certes par un éloignement et un rejet de la présence militaire française, mais finalement toujours temporaire et conduisant rarement à la rupture totale en matière de coopération.

En outre, si la concurrence des « Anglo-saxons » et notamment des États-Unis constitue une véritable obsession de Paris, qui explique en partie l’ingérence française au Biafra ou l’aveuglement au Rwanda, encore récemment pointé par le rapport Duclert13, elle ne sera jamais véritablement menacée dans les pays du champ. L’influence française ne sera véritablement contestée que par les régimes tiers-mondistes d’Afrique du Nord, l’Égypte de Gamal Abdel Nasser dans les années 1960 ou la Libye de Mouammar Kadhafi dans les années 1980.

« En finir avec la Françafrique » : une transition inachevée.

La fin de la guerre froide et la réduction, dans l’opinion, de la politique africaine de la France à la seule « Françafrique » fustigée vont très progressivement imposer une transformation de son modèle de présence militaire. Mais en l’absence d’une véritable vision, résolue et acceptée par tous ses acteurs, les trente dernières années attestent d’une mécanique stratégique de plus en plus grippée, aux prises avec des lignes politiques contradictoires, une dispersion des moyens et des motivations de moins en moins lisibles

Hésitations politiques

Au cours de la guerre froide, l’Afrique apparaissait donc comme un des théâtres périphériques permettant de justifier la plupart des actions militaires au nom de la lutte contre le communisme – cette réalité ne se limitant évidemment pas à la France. La chute de l’Union soviétique ne permet donc plus de justifier cette « realpolitik » au nom de laquelle la France accordait son soutien à des pouvoirs sans partage.

La grande rupture du discours français est évidemment formulée en juin 1990 lors de l’intervention de François Mitterrand au sommet franco-africain de La Baule. Souhaitant décliner en Afrique le vent de liberté qui souffle sur l’Europe avec la chute du Rideau de fer, le président entend inaugurer un nouveau paradigme, dans lequel le soutien français serait désormais conditionné aux progrès démocratiques des régimes en place

La nouvelle logique transactionnelle est d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’elle se combine mal avec le fond des intérêts géopolitiques de la France – réels ou perçus – et la quête de stabilité sur un continent où se multiplient les guerres civiles. Son application au cas par cas provoque incompréhensions, frustrations et sentiments de trahison, tant par les autocrates s’estimant abandonnés par la France, que par les militants d’opposition dénonçant une démocratisation de façade. Les exemples de contradictions se multiplient dès le début des années 1990 : Paris accompagne bien les transitions démocratiques au Bénin ou au Mali – avec la chute de Moussa Traoré – mais peine simultanément à se positionner au Togo face au général Eyadema, « ami de la France » qui s’accroche au pouvoir au prix d’une dure répression, tout comme au Gabon, au Congo, au Cameroun et au Tchad où persiste la politique de soutien inconditionnel au régime en place.

Cette libéralisation inachevée entame la confiance des régimes issus de la Pax Gallica. L’exemple par excellence de cette indétermination continue est la crise ivoirienne : lorsque fin décembre 1999 l’héritier d’Houphouët-Boigny, Henry Konan Bédié, est déposé par un coup d’État, Paris refuse d’intervenir permettant finalement l’élection de Laurent Gbagbo, opposant historique au régime. Puis en 2002, lorsque ce dernier, menacé à son tour par l’insurrection au nord, active les accords de défense et demande l’assistance française, Paris lance l’opération Licorne mais qui se limite à une interposition entre les belligérants.

Ce faisant, la France s’expose à une double critique : les rebelles l’accusent de renouer avec la vieille pratique de sécurisation de régime et Laurent Gbagbo de l’empêcher de mater la révolte. Les accords de Marcoussis signés sous l’égide de la France en 2003 ne permettent pas de résoudre le conflit, attisant le ressentiment anti-français chez les partisans ultranationalistes de Gbagbo avec le bombardement de Bouaké et les émeutes d’Abidjan l’année suivante16. Il faut attendre l’ultime provocation de ce dernier en 2011 pour que le président Sarkozy finisse par imposer le résultat des élections transférant le pouvoir à son ancien rival, Alassane Ouattara.

Une telle hésitation politique illustre l’incohérence de la doctrine du « ni, ni » (« ni ingérence, ni indifférence ») que Nicolas Sarkozy propose dans son discours du Cap en 200817 et qui vise à poursuivre la remise à plat de « l’ancien modèle des relations entre la France et l’Afrique ». Ce dernier a pourtant lancé un processus de renégociation générale des accords de défense, pierre de touche de la présence militaire. Le nouveau cadre juridique et diplomatique prône la transparence, en rendant publics les traités et en les soumettant à l’approbation du Parlement, et le respect de la souveraineté nationale, en renonçant aux clauses d’assistance en cas de troubles intérieurs. Ainsi, la France a de facto mis fin à son rôle « d’assurance vie » des régimes africains.

Depuis, plusieurs présidents africains, perçus à tort ou à raison comme « amis de la France », ont été renversés par des coups d’État sans que la France n’intervienne pour les protéger, comme cela aurait pu être le cas auparavant : Mamadou Tandja au Niger en 2010, Ahmadou Toumani Touré au Mali en 2012, François Bozizé en Centrafrique en 2013, Blaise Compaoré au Burkina Faso en 2014, Ibrahim Boubacar Keïta au Mali en 2020. La mort au combat d’Idriss Déby en 2021 a également pu être présentée comme un refus de la France de s’engager à fond, comme elle l’avait pourtant fait à de nombreuses reprises dans le passé (2006, 2008, 2019) pour sauvegarder le régime. Ceux qui restent, surtout en Afrique centrale, tels Ali Bongo, Paul Biya ou Denis Sassou-Nguesso, semblent incarner un héritage souvent encombrant et ne peuvent guère se faire d’illusion sur une quelconque sécurisation par la France de leur assise.

Pour autant, la clarification de la politique africaine de la France n’a pas été menée à son terme : le choix de reconnaître la transition politique clairement confisquée au Tchad au profit de Mahamat Déby – presque simultanément à la condamnation du putsch au Mali – en est un exemple parmi d’autres. Au contraire, d’autres pays européens ayant renoncé à exercer une quelconque influence stratégique en Afrique par refus de s’afficher aux côtés d’acteurs locaux jugés infréquentables, la France maintient une ambition issue d’une volonté de défense d’intérêts, aussi mal identifiés fussent-ils (cf. infra). Puisque son action ne peut plus relever de la sécurisation de « régimes amis », elle s’inscrit dans de nouveaux objectifs plus abstraits et globaux. Cette ligne, définie par Nicolas Sarkozy dans son discours au Cap en 2008, est la suivante :

Paix, sécurité, développement, lutte contre le terrorisme et la criminalité demeureront les mots d’ordre de François Hollande et d’Emmanuel Macron malgré des styles différents. Or, ces objectifs, suffisamment flous, encourent le risque d’une divergence avec les pouvoirs africains susceptibles de ne pas partager la même
interprétation des objectifs et des moyens d’y parvenir.

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