Fast fashion : comment les géants séduisent les créateurs ?

La frontière entre la fast fashion et la haute couture n’a jamais semblé aussi ténue. Et les acteurs majeurs de la filière multiplient les actions et les innovations pour séduire les créateurs. Le géant chinois Shein, régulièrement pointé du doigt pour ses copies inspirées des plus grandes maisons, a ainsi lancé programme Designer Incubator.


La frontière entre la fast fashion et la haute couture n’a jamais semblé aussi ténue. Et les acteurs majeurs de la filière multiplient les actions et les innovations pour séduire les créateurs. Le géant chinois Shein, régulièrement pointé du doigt pour ses copies inspirées des plus grandes maisons, a ainsi lancé le programme Designer Incubator. 


L'approche permet aux stylistes émergents de concevoir, fabriquer et commercialiser leurs modèles directement sur la plateforme, en échange de royalties. Et certains de ces créateurs cumulent aujourd’hui leur activité avec des collaborations dans le luxe, créant des passerelles inédites entre deux mondes que tout oppose en apparence. Une simple recherche Google suffit à constater l’influence des maisons de couture sur les catalogues Shein. En tapant « Chanel Shein », l’internaute découvre une avalanche de pièces en tweed bicolore, de robes à carreaux et de boutons dorés rappelant fortement l’univers de la maison de la rue Cambon. 


Des « hommages » que d’aucuns jugent être de grossières copies, vendues à prix cassés. Mais derrière ces similitudes stylistiques, une autre connexion intrigue : certaines designers naviguent simultanément entre Shein et Chanel. C’est notamment le cas d’Oxana Goralczyk. Depuis septembre 2022, cette créatrice collabore en freelance avec Chanel tout en commercialisant ses propres modèles via Shein. Membre active du programme Designer Incubator, elle illustre le double positionnement qu’encourage le géant chinois. Car si Chanel se montre discret sur ces collaborations croisées, Shein, lui, n’hésite pas à en faire un argument de communication, affirmant ainsi ne pas seulement distribuer des copies mais aussi promouvoir des créations originales.


Entre prestige et pragmatisme


L’intérêt de ces programmes est avant tout financier. Les designers conservent la propriété intellectuelle de leurs modèles et perçoivent 10 % de royalties sur chaque produit vendu. Lorsqu’ils sont embauchés à plein temps – une situation relativement rare – leur salaire moyen s’élève à 69 000 dollars annuels, soit environ 65 000 euros. À ce jour, près de 3 000 créateurs indépendants ont pris part à cette aventure depuis 2021. En comparaison, les rémunérations dans le luxe apparaissent nettement moins avantageuses. Chez Chanel, par exemple, un ghost designer débutant, travaillant dans l’ombre du directeur artistique Matthieu Blazy, touche entre 40 000 et 44 000 euros par an. De surcroît, toutes les créations réalisées deviennent propriété de la maison, privant les designers de tout droit sur leur travail.


Cette disparité explique pourquoi de nombreux stylistes acceptent de collaborer avec Shein. Pour eux, la plateforme constitue moins une carrière qu’un complément de revenu non négligeable, permettant de financer des projets personnels ou d’attendre une reconnaissance dans l’univers du luxe. Mais cette cohabitation interroge : jusqu’où les grandes maisons toléreront-elles que leurs talents travaillent simultanément pour un acteur accusé de plagiat et d’hyperconsommation ?


Ce n’est pas la première fois que les chemins de Shein et du luxe se croisent. En juin 2023, l’organisation d’un défilé par Shein France… rue Cambon, berceau historique de Chanel, avait déclenché la colère de nombreux observateurs du secteur. L’épisode avait révélé les tensions entre un modèle fondé sur l’exclusivité et un autre sur la production de masse. Aujourd’hui, l’intrusion des grosses boites comme Shein dans l’écosystème des jeunes créateurs met en lumière un paradoxe : la fast fashion, souvent décriée, devient une opportunité économique pour ceux qui aspirent à la haute couture. Entre nécessité financière et quête de prestige, les stylistes se retrouvent pris dans un jeu d’équilibre où l’avenir du secteur se dessine peut-être déjà.

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